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Une femme ayant perdu son papa à l’âge de 6 ans
     
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« Il est près du feu, assis sur des coussins ; la chaleur semble atténuer la douleur qu’il a dans le dos…
Je suis près de lui, il joue avec moi ; prend mon petit ours jaune et le cache… J’ai 6 ans, c’est le dernier souvenir « vivant » que je garde de mon père.

La salle à manger est le lieu de sa maladie…On lui a acheté un fauteuil-relax, il est à gauche du poêle à charbon, il prend sa température. L’ambiance est devenue pesante et triste comme le silence qui entoure le cancer : je sens mais ne peux nommer le monstre qui dévore la maison.
Ce soir-là, il a perdu le thermomètre… Des paroles se disent… Ma sœur Brigitte pleure et c’est là, qu’intérieurement, sans que rien ne soit prononcé, je ressens l’inéluctable.
Pourquoi à cet instant, à cet endroit ? Est-ce parce qu’il pleure lui aussi ?
Quelle date est-on ce jour-là ? Un jour d’automne, pluvieux et triste ! C’est la fin de l’après-midi, la nuit est tombée avant le souper.
En même temps que la maladie envahit le corps de papa, elle prend possession de la salle à manger au point de nous en exclure, nous les enfants.

« Papa, j’ai six ans et tu es derrière la porte, maigri, torturé par la souffrance ; tu sais que tu vas mourir, tu n’en as parlé à personne, du moins, je le crois, ou, tout au moins pas à ceux que tu chéris : ta femme et nous, tes enfants.
Tu ne t’en donnes pas le droit, veux-tu nous protéger, te protéger ?
Nous vivons dans l’antichambre de ta souffrance. Notre salle de séjour est devenue la salle d’entrée où, exceptionnellement, on a allumé le poêle à charbon.
Pour manger, nous allons à la cuisine accessible par le jardin, sans faire de bruit parce que tu n’en supportes plus aucun. Et c’est pour cette même raison que nos amis ont dû déserter la maison.
Nous ne te voyons plus. Allons-nous t’embrasser, te dire bonsoir ? Je n’en ai aucun souvenir.
Tu n’es plus présent pour nous, il n’y a plus que la maladie dans nos têtes, derrière la porte de la salle à manger et dans ce que les autres et maman en disent : peu de choses…
Une amie vient te faire la lecture de « Don Camillo », cette lecture te détend, nous dit-on, et nous nous sentons détendus ! Tu aimes les caramels, nous courons à l’épicerie en acheter, nous trions et sélectionnons dans le paquet ceux que tu préfères, tu seras content … Nous aussi !…

Quelle solitude as-tu dû endurer, Papa, en plus de ta souffrance physique. Tu savais que tu allais partir, tout quitter, laisser 5 enfants derrière toi et une petite fille. T’es-tu permis de le penser, t’es tu permis de le pleurer ?
J’aurais tellement aimé un adieu, un baiser, des recommandations, un message pour nous dire que tu nous aimais pour toujours ! »

Le dernier soir, papa souffre tellement pour se déplacer qu’il est décidé que notre femme à journée, vienne le porter jusqu’à son lit.
Il n’y eut qu’un soir !
Cette nuit-là, je suis réveillée par le hurlement de maman qui appelle mon père.
Ses cris viennent du rez-de-chaussée il est 2-3 heures du matin, toutes les lumières s’allument, papa est mort ! Un étrange malaise, un grand vide s’installent en moi!
Je me revois à côté de son lit de mort, sens encore l’odeur des mimosas reçus pour son anniversaire encore tout proche, mais ne me souviens pas avoir pleuré ni ressenti de la tristesse ; je crois que, dès cet instant j’ai commencé à m’anesthésier.
Je vais à l’enterrement (on m’y a obligée et ce fut une bonne chose), mais durant la cérémonie, je ne me trouve pas dans le cercle familial et garde le sentiment d’avoir été une enfant « à part ».
Les condoléances et toutes les attentions s’adressent à maman, jeune veuve qui allait devoir élever seule quatre enfants. Peu d’adultes semblent se préoccuper du deuil des enfants à cette époque.

Dès la mort de mon père, ma grande préoccupation fut la souffrance de ma mère.
La mienne, celle de mes frères et sœurs n’étaient rien à côté de la sienne, et, quant à moi, j’ai dû décider que ma souffrance n’existait pas.
Cette réaction fut, selon moi accentuée par le fait qu’aucune parole, aucun geste de compassion ne me furent exprimés.
Seuls, le petit manteau gris que l’on m’a acheté pour l’enterrement et la bande de tissu noir cousue sur le col, permettent, au-delà des mots, une reconnaissance de mon deuil.

Perdre un être que l’on aime, génère dans l’esprit d’un enfant, la possibilité d’en perdre à nouveau.
L’ angoisse permanente de perdre ma mère et de devenir orpheline, m’accompagne durant toute mon enfance.
Dès qu’une sirène d’ambulance retentit en ville, j’imagine, en l’entendant de mon banc d’école, que maman a eu un accident.
Je suis inquiète, anxieuse et impatiente de rentrer à la maison pour être rassurée sur son sort.
Cette angoisse est démultipliée par les crises de pleurs et de larmes de ma mère qui nous réveillent la nuit. Elle appelle mon père en hurlant « Georges, je veux mourir », nous sommes terrorisés et pleurons avec elle ; je me demande à chaque fois avec désespoir lequel de nous quatre va arriver à la calmer, à l’empêcher de mourir. Si cela arrive au moment du retour d’une promenade, je me culpabilise, je me dis que je n’aurais pas dû partir, je n’avais pas le droit de m’amuser alors que ma mère était en train de sangloter toute seule dans sa chambre.
Si je vais dormir chez une amie, je fais promettre à maman de ne pas pleurer, sinon, qui sera là pour la consoler ?

Notre objectif primordial est désormais de la protéger et de la garder en vie.
Quelle stratégie adopter?
Nous devons tout faire pour que notre maman soit contente et ne pleure pas et nous nous faisons un point d’honneur à bien ranger la maison, à faire la vaisselle ou à cirer la salle à manger avant qu’elle ne rentre.
Quant à moi, j’essaie d’être parfaite, gentille, douce, première de classe, je l’accompagne dans son travail et en vacances…

La vie reprend son cours avec beaucoup de difficultés pour maman qui, femme au foyer avant le décès de papa, doit désormais gagner le pain de la famille.
Pour ce faire, elle suit des cours du soir pour reprendre le portefeuille d’assurance de mon père et apprendre à conduire une voiture.
Le manque d’argent est tel que nous devons sans cesse « faire attention ».

Malgré tout cela, entourée de l’affection de mes frères et sœur et de tous nos amis je garde de mon enfance le souvenir plein de vie de nos jeux dans le jardin, des promenades à pied et à vélo, le long de la rivière et dans les bois.
Tous les quatre, nous nous soutenons et retrouvons notre insouciance, notre entrain et notre joie de vivre dans la nature.
L’angoisse de retrouver notre mère en crise à la maison sommeille cependant au fond de nous.

A part ses photos dans chaque pièce, papa est peu présent, personne n’en parle ou si peu, ni maman, ni mes frères et sœurs .
Rien sur ce que papa aimait manger ou faire, rien sur ses loisirs, sur son caractère, rien sur son travail, son histoire, très peu sur ses amis !
Papa devient une abstraction, un mot, et dans la bouche de maman « celui qui n’aurait pas aimé que l’on fasse cela ».
La première fête des pères est difficile pour moi, les enfants de la classe préparent leur cadeau, pour une fois je ressens la tristesse et le manque. Je décide de faire mon cadeau pour papa et le décore de jaune et de rouge, couleurs gaies et vivantes comme j’ai envie que la vie soit. Cela me fait beaucoup de bien .

Je me persuade vite que finalement, je n’ai pas vraiment besoin de père ; à l’adolescence je m’en réjouis même en me persuadant que son absence me permet d’avoir plus de liberté pour mes sorties.
Néanmoins, à chaque début d’année scolaire, papa se rappelle à moi au moment où il faut remplir, à l’école, une fiche avec la composition de la famille. Que devais-je écrire pour profession du père ? Décédé me dit-on ! Comme il est difficile pour moi d’écrire ces trois syllabes !

A l’adolescence, la peur lancinante de ma propre mort s’ajoute à la peur de perdre mes proches. Apparaissent alors mes premières angoisses qui me plongent à certains moments dans des abîmes sans fond : peur de disparaître, peur du néant, peur du vide, peur du cancer.
C’est ainsi que lorsque mes seins commencent à se développer je pense qu’il s’agit du cancer.
Je m’intéresse très jeune à tout ce qui est médical et tente d’éviter tous les produits cancérigènes. J’ai le projet de faire plus tard de la recherche sur le cancer ce qui se réalisera.

Mes peurs et mes angoisses deviennent de plus en plus fréquentes à l’âge adulte, chaque problème de santé est interprété comme un cancer
La peur de perdre se focalise sur mon mari, mes enfants : un retard de mes filles à un rendez-vous et c’est la panique : on les a enlevées, elles ont eu un accident, elles sont mortes

Ainsi la mort de mon père que j’ai voulu oublier, n’a eu de cesse de se rappeler à moi de façon détournée ; la souffrance m’a rattrapée au tournant
On ne peut vivre impunément sans père, ni le suspendre dans le temps et dans l’espace sans conséquence néfaste.
En faisant disparaître mon père, en m’anesthésiant de la sorte je me suis chargée d’un sac très lourd à transporter, je me suis amputée d’une partie de moi-même, on imagine très bien quelle difficulté de suivre le chemin de la vie dans ces conditions .

Je suis donc partie à sa recherche, j’ai trouvé le courage d’interroger ma mère et mes frères et sœur, de retourner sur sa tombe, de rencontrer mon oncle et un de ses grands amis.
J’ai placé sa photo dans notre maison.
Tout cela m’ a permis de retrouver en moi ce qui me vient de lui : son front haut, son sourire, sa fascination pour les avions, certains aspects de son caractère…
J’ ai commencé enfin à ressentir et à exprimer la grande tristesse de l’avoir perdu et le manque profond lié à son absence lors des difficultés et des grands événements de ma vie : les fêtes de Noël, ma communion, mon mariage, la naissance de mes filles…
Je l’ai enfin pleuré et, avec mes larmes, se sont ,peu à peu, écoulées mes angoisses.

J’ai placé depuis peu, le chapeau de papa dans la salle d’entrée de notre maison, il me dit chaque jour qu’il a existé et me parle de sa présence légère et réconfortante tout au fond de moi. »

Anne Houben